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27 août 2019

Un vieux libraire

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Une des rares dont j’évitais pourtant de traverser le parc était une belle demeure habitée par un libraire. Enfant, je fus longtemps aussi intrigué par cet homme routinier que par sa maison dont les contours, côté rue, semblaient s’estomper à travers le feuillage d’un énorme saule pleureur qui existe encore aujourd’hui. Côté parc, la bâtisse était agrémentée d’une belle terrasse reliée aux allées de gravier par un imposant escalier de pierre. Chaque jour, je voyais le libraire manœuvrer sa Renault 16 pour entrer et sortir de son garage. Jamais je ne l’ai vu ouvrir le grand portail donnant sur la rue. Sans doute accédait-il directement à sa résidence par une porte du garage. Parfois, je voyais sa haute et maigre silhouette s’attarder sous le saule pleureur qui n’était jamais taillé. L’arbre inquiétant semblait absorber l’homme comme sa maison. Lorsque je passais à sa hauteur, je saluais le libraire. Il répondait le moins possible. Il était toujours vêtu d’un costume sombre dont la veste était boutonnée sur un gilet bordeaux et une chemise à rayures fines au col fermé par une mince cravate noire. Un imperméable vaguement gris recouvrait le tout tandis qu’un petit chapeau aux bords étroits complétait le tableau.

 

Le gamin que j’étais trouvait un certain prestige à cet homme austère et distant. Il était pour moi un homme du livre, je trouvais qu’il ressemblait plus à un écrivain qu’à un libraire. Inconsciemment, je confondais les deux métiers. Je savais pourtant bien que ces deux activités étaient différentes. C’était la fiction qui était déjà à l’œuvre dans mon esprit. Je me faisais un roman de ce libraire et de sa maison. Sa vie réglée, sa R16, son saule pleureur géant, ses costumes impeccables et désuets, sa morne silhouette dans le clair-obscur des lampadaires, sa petite librairie en centre ville, tout cela m’impressionnait.

 

De nombreuses années plus tard, lorsque je publiai à vingt ans mon premier recueil de poèmes intitulé Demi-songes chez feu José Millas-Martin à sa douteuse enseigne des Paragraphes Littéraires de Paris, une mésaventure liée à mon jeune âge et à mon ignorance des usages de l’édition que je raconte en détails dans ce texte, le libraire du boulevard exerçait encore dans sa boutique du centre ville. Ayant très vite mais trop tard compris que j’allais devoir diffuser et distribuer le recueil moi-même, j’entrai dans le magasin pour demander au libraire s’il acceptait de prendre en dépôt quelques exemplaires. Lorsque je lui expliquai qu’il s’agissait de poésie, il soupira et m’invita à prendre la porte. Derrière ses lunettes mal nettoyées, j’avais quand même eu le temps de lire dans son regard le mépris et l’amertume de l’homme qui hait la jeunesse parce que la sienne s’est envolée depuis longtemps.

 

En entrant dans cette librairie poussiéreuse et jaunâtre avec mes Demi-songes sous le bras, je croyais trouver en la personne du maître des lieux le personnage de roman que mon imagination d’enfant avait créé de toutes pièces. En sortant, je laissai derrière mois un être banal, un vieil homme las et hostile.

 

Aujourd’hui, lorsque je cède encore à la tentation mortifère de m’aventurer quelques instants sur le boulevard pour jeter un coup d’œil du côté de la maison perdue, je longe la demeure du libraire, vendue elle aussi, mais où le saule pleureur étend toujours ses immenses ramures.

 

Extrait de Boulevard de l'enfance, un chapitre de mon livre Prairie Journal (pages 428 à 434) © Éditions Orage-lagune-Express, 2016. Droits réservés. Pour les oyonnaxiens, ce livre est disponible en prêt à la médiathèque municipale.

 

23 mai 2019

Risques et périls de Bernard Deson : nouvelle édition

Une anthologie personnelle de quarante ans de création poétique

Lorsque mon chemin rencontra celui de Bernard Deson en 1981, je remarquai tout de suite que son univers poétique était déjà complètement en place, ce qui n’est pas si courant pour un auteur d’une vingtaine d’années.

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Cette cohérence qui indique le degré de maturité d’une œuvre se mesure très simplement, quand le fond et la forme coïncident au point de révéler la vision caractéristique d’un écrivain, d’un poète, sa présence individuelle au monde, indissociable de sa personnalité unique.

Bernard Deson n’en pratiquait pas moins le jeu des identités multiples parfois à son corps défendant lorsque je fis sa connaissance et il renouvelle l’exercice dans la section intitulée Hôtel Continental de son anthologie sous les pseudonymes de Trevor Rutherford, Tomàs Cervantes et Nuno Seabra « pour développer trois univers poétiques différents » explique-t-il en prologue. Prouesse supplémentaire, les textes de cette section furent traduits en français par l’auteur qui les écrivit directement en Anglais, Espagnol et Portugais !

Bien avant ces expériences de 2003, la plume du jeune poète du tout début des années quatre-vingt était déjà ciselée dans un alliage de métaux assez solide pour courir dans les pages de revues importantes de l’époque, Jungleet Vagabondages pour ne citer que les plus opposées mais d’autres aussi, plus modestes ou plus éphémères comme il était de mise en cette période de foisonnement de la presse littéraire alternative entre le milieu des années soixante-dix et le net recul dans la décennie quatre-vingt-dix.

Peu de poètes issus de cette mouvance sortirent indemnes du champ de ruines qui lui succéda et ce furent paradoxalement les plus mal lotis, ceux qui furent occultés parce que trop éloignés des réseaux d’influence et rétifs aux embrigadements, qui donnent de la voix aujourd’hui grâce aux nouveaux outils et circuits de diffusion de la littérature.

Bernard Deson est de ceux-là. Son œuvre a éclos dans des carnets fiévreusement remplis entre deux trains, au hasard des pauses rapides à quelques terrasses de café, dans la solitude des déplacements professionnels et dans les parenthèses de vacances touristiques ou de séjours entre amis.

« Depuis l’enfance il s’est mis en quête d’un Eden poétique dans l’enfer d’une vie prosaïque » note le narrateur à propos de Juan, le personnage de roman égaré dans le dédale des poèmes. En somme, la double vie de l’écrivain qui est plus que jamais la norme, le déterminisme de l’auteur qui n’a pas pu ou pas voulu se résoudre à s’exclure totalement de la société ou céder à la facilité du repli dans sa campagne.

Bernard Deson n’aime pas choisir. Il voudrait tout vivre et sa poésie en témoigne parfois avec fureur, parfois avec nostalgie ou désespoir.

Enraciné dans un terroir viticole dont il connaît les gestes et les secrets, le Bergeracois, il sait aussi se fondre dans le mouvement et l’anonymat des grandes cités, devenir le passager clandestin d’improbables voyages, l’ombre errante des squares et des parcs où il recueille le message mythologique dans le regard pétrifié des statues. Souvent, ces figures de marbre et de bronze s’animent et font irruption dans la modernité urbaine. Les rêves cinématographiques de Jean Cocteau affleurent dans cette écriture exigeante et familière. Le rythme est soutenu, les changements de focale constants.

Bernard Deson ne tourne jamais le dos aux grands thèmes poétiques, l’amour, la femme, le désir, le paysage, le rêve, mais il en insert les fragments dans un kaléidoscope d’où sortent des collages, des cadavres exquis et des images détournées attestant de cette écriture visuelle qui est aussi sa marque.             

L’anthologie personnelle intitulée Risques et périls, composée et illustrée par l’auteur, qui vient de paraître sous le label d’Orage-Lagune-Express exprime bien toutes ces tensions mais sa principale caractéristique est la cohérence de l’écriture poétique, même lorsque celle-ci investit la prose ainsi qu’on le constate dans la dernière partie de ce fort recueil, Le Journal de Juan Escobar. Double de l’auteur, « Juan doute qu’un jour il devienne un véritable écrivain, homme de métier, mercenaire appliqué parce qu’il a choisi de prendre son temps, de n’écrire qu’en cas de légitime défense. »

En quarante ans de création poétique, cette légitime défense qu’est parfois l’écriture face à l’aventure dangereuse de la vie s’est exercée dans la publication de recueils et de plaquettes rassemblés dans cette édition en seize sections datées de 1974 à 2014. Toutes affichent des titres annonçant la puissance et la variété du monde intérieur de Bernard Deson : le Pôle immobile, La grande sorcière noire, Anatomie du vol d’un épervier, Un paquet de gitanes vides, Le Logis des voyelles, La mort du Minotaure... 

L’anthologie s’ouvre sur Les Textes fétiches, notamment ce juvénile et pourtant si mature Vol plané (herbe des terres arides) qui pose les fondations des monuments à venir. Je n’emploie pas ce terme architectural par hasard car la fluidité de l’écriture est chez Bernard Deson une charpente et non un simple ornement.

Pierre Tesquet, directeur des Cahiers Joseph Delteil, préfacier de cette anthologie, écrit d’ailleurs à propos d’un ensemble daté de 1986 : « Il existe dans tout le livre une tendance à l’élévation que la présence, ici d’un paysage, là d’un écheveau de sensations, ailleurs de la jeunesse et de l’amour, préserve de tomber dans une excessive cérébralité. »

On touche ici à une dimension essentielle de l’univers poétique de Bernard Deson, des lignes et des flèches monumentales bien ancrées dans la terre pour mieux se lancer dans le ciel, jamais de vain formalisme même s’il y a jeu de langage car malgré la narration bien présente, nous sommes résolument dans le poème, dans sa dynamique, dans son jaillissement, aux risques et périls d’un poète dans le monde d’aujourd’hui.

Nota bene : Bernard Deson a inséré dans son anthologie poétique deux textes que nous avions écrits lui et moi en collaboration. Il s’agit de Survenance et de La Dune. Je le remercie de ce témoignage d’une amitié de trente-six ans.

Risques et Périls, anthologie poétique 1974-2014, (illustrée par l’auteur). Éditions Orage-Lagune-Express, 234 pages. 13,50€

Cet ouvrage a obtenu le prix Paul Courget attribué par l'Académie des Lettres et des Arts du Périgord.

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19 mars 2018

Élégie sur la maison d'enfance

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Tu naviguais à vue dans la houle d’un songe il te dicta cette élégie funèbre

 

Il était trop tard pour habiter encore la maison d’enfance

 

Le portail s’ouvrit sur ce monde de ténèbres qu’elle était devenue et tu la rachetas à prix d’or afin d’en chasser tous les inconnus

 

L’argent les dispersa comme des spectres mais plus rien ne pouvait ramener le vieux tilleul à sa place même si ses racines erraient encore sous la terre désormais sans mémoire

 

Alors tu fis raser les murs jusqu’aux fondations pour ouvrir un grand pré où tu plantas un nouveau tilleul

 

Cette colère en toi s’en apaisa ce feu d’enfer dans un bloc de glace devint la douce flamme de la bougie qui luit dans l’ombre pour éclairer et réconforter non pour brûler

 

(Extrait de mon poème Paysage / Évasion, sixième partie)

© Éditions Orage-Lagune-Express, 2018